Voici un texte de Marianna Doña Loba, Argentine vivant à Barcelone, sur l’importance de ne pas considérer le matriarcat comme l’opposé du patriarcat, c’est-à-dire le pouvoir par les femmes.

Les mots sont importants parce qu’ils transmettent de l’information. Quand nous étudions l’histoire de la famille humaine, les mots deviennent des clés, des outils capables d’ouvrir ou de fermer des portes menant à de nouvelles visions de la réalité.

Il est connu depuis longtemps qu’à des époques reculées, la famille humaine honorait et vénérait le féminin, représenté par des corps de femmes que l’on appelle aujourd’hui des « déesses », bien qu’elles datent du temps où les religions n’existaient pas encore. Il est plus probable que ces statuettes témoignent du fait que le corps féminin était considéré comme sacré en tant que Grande Mère, c’est-à-dire source de vie pour la famille humaine.

Des milliers de ces statuettes féminines préhistoriques ont été retrouvées en Europe, depuis l’Espagne jusqu’à la Russie, et toutes, sans exception, représentent cette Grande Mère ancienne vénérée par nos ancêtres. À l’inverse, les statuettes représentant le corps masculin sont pratiquement inexistantes.

À l’Âge de Pierre, la famille humaine vivait d’une manière radicalement différente de celle que nous connaissons actuellement. Pour la comprendre, il est nécessaire de démolir ce que le patriarcat nous a fait considérer comme « normal », conséquence de la manière dont nos esprits ont été formatés par ce paradigme. Aussi avons-nous besoin de nouveaux regards pour voir ce qui n’a pas été vu, car les yeux ne voient que ce que l’esprit reconnaît.

Il en va de même pour les traductions, toujours influencées par le paradigme de celui qui traduit. Et lorsque nous tentons de comprendre ce monde humain ancien où le féminin était honoré, les mots pour le décrire deviennent des clés fondamentales qu’il faut libérer de leurs entraves. Nous devons trouver les mots adéquats pour définir ce passé où l’humanité honorait le féminin, car seule existe ce qui peut être nommé.

Le mot « Matriarcat » est un excellent exemple de mauvais usage d’un mot, ainsi que de la perversion de traductions déformantes. Matriarcat vient de mater (mère) et du grec arche (gouvernement, pouvoir). Lorsque nous entendons ce mot, il évoque automatiquement dans notre esprit son antonyme : « Patriarcat ».

Gerda Lerner définit le patriarcat ainsi : « …l’institutionnalisation de la domination masculine sur les femmes au sein de la famille et l’extension de cette suprématie au reste de la société. » Par conséquent, le matriarcat serait l’inverse : la domination des femmes sur les hommes, tant au sein de la famille que dans le reste de la société. Aujourd’hui, il est prouvé que ces origines archaïques de l’humanité, où le féminin occupait une place d’honneur, ne constituaient pas un matriarcat, c’est-à-dire un monde où les femmes dominaient et opprimaient les hommes.

Opposer au patriarcat le terme matriarcat ne fait que refléter la dialectique typique du patriarcat, incapable d’imaginer une organisation sociale humaine sans domination d’un être humain sur un autre. C’est aussi une vieille manière de justifier la naissance du patriarcat, en le présentant comme le résultat d’un pendule oscillant entre deux extrêmes : pour compenser les excès d’un supposé matriarcat originel, il aurait basculé dans l’autre sens, générant ainsi le patriarcat comme produit d’une évolution naturelle compensatoire.

Nous avons besoin de mots adéquats pour définir une culture ayant existé pendant 90 % de l’histoire de l’humanité, mais qui ne correspond pas à la définition de matriarcat.

Nous devons tous et toutes à J.J. Bachofen (Bâle, 1815 – 1887) l’étude des états culturels humains antérieurs à l’établissement du patriarcat. Son œuvre fondamentale, Das Mutterrecht, a été systématiquement et incorrectement traduite par Le Matriarcat. Pourtant, Mutterrecht signifie littéralement « Droit maternel », et lorsque Bachofen évoque le gouvernement féminin, il utilise un autre terme : Gynécocratie.

D’autres termes employés par Bachofen dans son œuvre sont mütterlich et Muttertum. Mütterlich signifie littéralement « maternel ». Toutefois, cela a été traduit tantôt par « matriarcal », tantôt par « principe maternel ».

Muttertum, en revanche, est un terme créé par Bachofen, qui n’est pas d’usage courant en allemand. Casilda Rodrigañez explique qu’il est composé de mutter (mère) et du suffixe tum, qui indique « l’environnement de ». Ainsi, Muttertum signifie littéralement « l’environnement de la mère » ou ce que M. Moiá appelle le gynéco-groupe, en référence à l’époque où les femmes accouchaient ensemble dans un espace de reproduction partagé. Voilà ce que désigne Muttertum : « l’environnement des mères ».

*Erronément, Muttertum a été traduit en certaines occasions par « royaume des mères », en d’autres par « maternalisme » (Benedetto Croce), et même le grand maître Andrrés Ortiz-Osés l’a traduit par « matriarcalisme ». Mais aucun de ces termes ne reflète bien le monde antérieur au patriarcat, comme si aucune réalité alternative à la structure hiérarchique patriarcale n’était envisageable pour l’humanité. D’autres mots utilisés aujourd’hui pour désigner cette période sont matricentrisme, matrifocalité ou matrialité.

Pour nous orienter dans cette confusion de termes, Ernest Borneman a inventé pour son livre Le Patriarcat (1975, Paris) le terme matristique, afin de parler des cultures européennes antérieures au patriarcat, sans devoir les qualifier de matriarcales, ce qui, comme nous l’avons vu, est inexact. La perspective matristique est incompréhensible si nous l’abordons depuis une perspective patriarcale. Selon le paradigme patriarcal, la culture est considérée comme une « défense » rationnelle contre une nature indomptée et, par conséquent, dangereuse.

En revanche, depuis la perspective matristique — comme l’a souligné Erich Fromm — il ne s’agit pas de se défendre contre la Mère Nature en se réfugiant dans la sécurité du Père État, ni même de défendre la Mère Nature de manière héroïque et patriarcale comme on nous l’a enseigné. Il s’agit de soutenir une organisation sociale nous permettant d’être protégés par la Mère Nature, seule garante de la continuité de la vie.

Accéder à la connaissance de cette culture gynécologique et pacifique ancienne, qui nous raconte notre passé matristique, est un véritable acte initiatique, capable de transformer notre vision du monde et de la vie.

Marianna Doña Loba (Traduit de l’espagnol par Claire Jozan-Meisel)